30 juillet 2024 | par Ariane Gélinas
Depuis que j’ai installé l’application Randonaléatoire sur mon téléphone, c’est la première fois que je réussis à passer une journée sans l’utiliser. Sans me lancer à la découverte des coordonnées générées au hasard. Difficile de résister à l’appel de cette forme de géocatching, de fouler un endroit inédit dans un rayon de deux ou trois kilomètres de mon quartier, au nord de Trois-Rivières.
On raconte que l’application attire l’étrange. Qu’elle guide vers des « anomalies ». Par son entremise, des randonneuses et des randonneurs auraient visité des lieux hantés, et même déniché des cadavres (c’est documenté). Il est certain que sans Randonaléatoire, je n’aurais jamais exploré tous ces endroits du nord de la ville. Car c’est presque toujours vers ce point cardinal que les coordonnées me conduisent. Là où se tissent des coïncidences pour le moins énigmatiques…
La canicule écrase le quartier Terrasse Duvernay. Le terrasse, littéralement. C’est là que le premier point généré par l’application me guide, accompagné de ses coordonnées de latitude et de longitude, et de trois mots – enluminer.monteuse.altesse – qui désignent un emplacement spécifique dans l’espace.
Plus de trois kilomètres de marche à partir de chez moi. Je n’ai pas voulu savoir pourquoi on me suggérait cette destination avant le départ, ai résisté à regarder sur Street View.
Les maisons du quartier résidentiel m’enclavent. L’ombre est rare. Je regrette d’avoir apporté une gourde d’eau; pense au Couche-Tard sur la Côte Rosemont, à environ un kilomètre. J’irai après. Pour l’instant, Randonaléatoire m’escorte vers ce que l’application nomme une « anomalie vide ». Plus tard, je déduirai que ce sont, en règle générale, des lieux à faible densité de population.
Néanmoins, le quartier paraît peuplé, de familles, de retraités… Jusqu’à ce que le GPS m’indique de tourner sur la rue Decelles. Quasi adossée à l’autoroute 40, dont le tintamarre m’étourdit. On y passe, mais sans s’y établir. À sa manière, un endroit de néant.
La punaise sur la carte virtuelle – représenté par une icône rouge en forme de goutte à l’envers – se trouve à l’arrière de la résidence, derrière la cour clôturée.
Y aurait-on enterré une fortune ? Quelqu’un se serait-il noyé dans la piscine ? Je ne le saurai jamais, j’ai trop soif. J’en oublie même de capturer une image.
Rien de particulier à signaler à ///enluminer.monteuse.altesse, mais ma curiosité pour l’application est attisée. Sur le chemin du retour, bouteille de boisson froide en main, je m’étonne du nombre d’arbres cassés, voûtés, qui arquent leurs troncs filiformes vers les trottoirs.
Je suis souvent venue près d’ici, dans cet endroit situé entre la piste cyclable et le boulevard Parent que je surnomme la « forêt au bois mort ». Non loin de l’artère principale se déploie une zone marécageuse, les souliers s’enfonçant dans la boue et les débris végétaux.
L’ensemble du terrain, flanqué du boulevard des Chenaux à sa gauche, appartient, je crois, à Hydro-Québec. Des légions de sentiers sablonneux, plus ou moins tracés et balisés, sillonnent le quadrilatère comme des veines éclatées.
Cette fois, l’application m’amène à gauche de la forêt au bois mort, de l’autre côté du ruisseau dont j’ai à maintes reprises suivi le cours. Randonaléatoire a de nouveau sélectionné une « anomalie vide », au cœur des bois. Plus précisément une « anomalie vide de puissance ». Encore plus puissante dans son absence ? Plus bizarre ?
Le crépuscule s’installe tranquillement entre les ramures des arbres, y déplie ses doigts gris.
Après avoir traversé un pont de fortune, qui évoque un radeau aplati, puis dépassé les pylônes entre les rues Des Forges et Parent, je m’enfonce dans la forêt dense. Inconnue jusqu’ici.
Les cimes touffues obscurcissent le sol, qui accueille peu de soleil. Le contraste avec la canicule d’hier est absolu. Je me surprends du nombre d’arbres brisés, dont les têtes pointent vers le Nord.
Cellulaire en main, je marche hors sentier pour rallier avec exactitude le point déterminé par l’application. Des feuilles de l’automne précédent craquellent sous mes pas.
Là. Sous les ramures sombres d’un sapin ample.
Je me glisse entre les épines épaisses, penchée, sonde la terre couverte de bosquets aux branches effilées.
« Vous êtes arrivée à destination » signale le GPS.
Je sursaute.
Entends des froissements sous les végétaux. Des nids d’insectes ? Au nord du sapin titanesque, des arbres voûtés se dressent. Deux prennent la forme de croix. On les jurerait attachés par de la ficelle afin de les maintenir en place.
La nuit commence à les enduire de sa chape.
Le bruit du courant semble tout à coup différent. Plus lent.
Cette fois, je consulte brièvement Google Maps avant de gagner le point suggéré par Randonaléatoire. Le nom de la rue Flamand m’est familier, mais ce n’est pas le cas de celui du Rapide-Blanc – hommage à l’ancien village sis aux abords de La Tuque. L’image satellite paraît atypique. Je comprends pourquoi en rejoignant le quartier en construction : un nouveau développement résidentiel. Les rues tracées sur Google Maps n’existent pas encore ! Elles ne sont qu’à l’état de projet. Cependant, on répertorie en ligne une photographe, qui aurait son bureau dans un immeuble complètement imaginaire pour l’instant. Fantôme. Les coordonnées générées se situent un peu au nord de son atelier spectral. Je saisis pourquoi c’est une « anomalie attractrice de puissance » : en projection, ce lieu existe, magnétise à sa manière. Mais pour le moment, il est une ébauche au mitan de nulle part. Un véritable quartier fantôme inversé : déserté avant d’être habité.
Je dépasse le panneau de la rue à venir La Wendigo – autre nom de village fantôme de la Haute-Mauricie. Mes chaussures s’enlisent dans le sable renversé qui accueillera les futures résidences. À cet instant exact, il est seulement possible d’arpenter un chemin de terre et de gravats, encadré de rochers ornementaux. Bientôt, des lampadaires les surplomberont. Plutôt que… cette succession d’arbres recourbés au-dessus du passage, tête inclinée vers le Nord. Leur tronc chapeaute des fourrés agités de frémissements… Je commence à croire que ce n’est pas un hasard.
Je sélectionne une « anomalie vide de puissance », en quête d’un lieu plus achalandé. Pour la première fois, l’application m’envoie au sud de ma résidence. J’accède au point par le Boisé des chiens, pendant une fin d’après-midi pluvieuse, mon parapluie déployé. Un ponceau éventré peine à accueillir l’eau abondante d’un ruisseau qui déborde... à l’ombre d’arbres arqués. Quelques pylônes voilent le ciel, ceinturant l’affluent étroit, qui se déverse ensuite dans le Saint-Maurice. J’oblique sur le sinueux Boulevard des Chenaux. Le GPS me guide jusqu’au boulevard du Chanoine-Moreau. À ma surprise, il me conduit non en direction de la partie sise derrière le fréquenté Boulevard des Forges mais… vers le Nord.
« Votre destination se trouve sur la gauche ».
Impossible de l’atteindre compte tenu des hauts grillages barbelés d’Hydro-Québec. Le point est situé à l’emplacement d’un panneau du fournisseur d’électricité. Même en plissant les paupières, en zoomant avec mon cellulaire, je ne parviens pas à lire après les mots « Défense de… »
La pluie n’aide en rien le décryptage.
Sur le treillis de la clôture, une araignée me donne l’impression de me narguer. Un peu de sa toile adhère à mes doigts, mêlée de gouttelettes fraîches. Tout près, non loin de l’accès à l’autoroute via des Chenaux, le bruit des voitures me vrille le crâne. Le prochain endroit visité sera plus calme.
J’enfourche cette fois mon vélo, m’aventure sur la piste cyclable. En roulant vers le Nord, jusqu’aux Vieilles-Forges, on croise peu d’artères perpendiculaires au parc linéaire, à l’exception des rues Tebbutt et de La Sentinelle.
Le point aveugle quantique (qu’est-ce que ça peut bien signifier ? Je vais peut-être le découvrir) se trouve après la rue Tebbutt, avant d’atteindre le golf et l’aéroport. À gauche de la voie ferrée.
À l’ombre d’un arbre près duquel s’élèvent des froissements, j’abandonne mon vélo parmi les fougères gigantesques.
Il n’y a pas de sentiers à cet endroit. Je le forge moi-même, les bras tendus. Un peu de sueur perle sur ma peau à cause de l’effort. J’émerge sur la voie ferrée, qui s’allonge, perce son chemin vers le nord de Trois-Rivières, jusqu’à l’ancien village industriel des Vieilles-Forges.
Les rails luisent sous le soleil de midi, de plus en plus cuisant. L’odeur du bois utilisé pour les traverses des voies ferrées me chatouille le nez.
Je suis tout près du point d’aujourd’hui.
Il suffit d’esquisser quelques pas dans les fourrés près de la voie, par-delà le ballast. À côté de… ces arbres cintrés. En partie rompus. Déchiquetés.
Encore.
Je regarde nerveusement autour de moi.
Puis je m’arc-boute en riant de mes inquiétudes. Cueille une poignée de fraises sauvages à l’emplacement exact de la punaise du GPS, évitant un plant serti de toiles d’araignées. Et si c’était ce que je suis venue quérir ? Des fruits un peu surs dans les parages des trains qui charrient les palettes de bois vers le nord de la Mauricie ? Est-ce pour cette raison que les trois mots désignant cet endroit sont : ///chocolat.pimenter.implicite?
Le point le plus insolite fut sans contredit celui d’aujourd’hui. À vélo, j’ai gagné la rue des Oblates-Missionnaires, à demi en ruine. Exactement à la même longitude que la piste cyclable d’hier ! La congrégation religieuse a toujours pignon sur rue, sur le boulevard Parent, à proximité de la prison. Mais elle a peut-être déjà possédé d’autres bâtiments sur cet ersatz de rue qui se nomme à présent Les Oblates-Missionnaires. J’écris « ersatz », car, par-delà les deux maisons blotties près du boulevard, des cubes de béton interdisent l’accès aux véhicules. Le passant doit s’aventurer sur une voie en gravier hésitante qui se change peu à peu en sentier dense, avalé par les plantes basses.
Malgré cela, des lampadaires encore fonctionnels (l’un d’eux était étrangement ouvert au zénith) continuent d’épouser le tracé de l’ancienne voie de circulation. D’éclairer les vestiges sommairement enterrés sur deux ou trois terrains. Par endroits, des briques saillent, renversées entre des débris de métal et des reliquats de fêtes, fauteuils, feux. L’herbe pousse depuis des années dans un étonnant téléviseur à la vitre étoilée. Des branches disposées en croix dégagent une impression persistante de sorcellerie. Elles aussi, on les jurerait attachés par de la ficelle afin de les maintenir en place.
Le point se trouve à proximité de ces ruines. Un peu à l’écart, à l’intérieur de la forêt. Dans laquelle on entre en se glissant sous une armée d’arbres cambrés, qui évoquent la forme des lampadaires.
Ici, la sensation de marécage est omniprésente, contrairement à la Forêt au bois mort. Et ce sentiment m’a poursuivie tandis que je repartais de l’autre côté, dans (je l’ai appris plus tard) le sentier des Oblates. Trois kilomètres au sein d’une forêt couverte, compacte, sinistre, à plus ou moins embrasser le tracé du Boulevard Industriel. Avant d’émerger, au sommet d’un talus, dans le nouveau développement résidentiel de la rue Gilles-Lupien. Un effort physique si intense que les fourmillements ont, pendant des heures, pullulé dans mes muscles éprouvés. Il faut dire que, dans la forêt boueuse, j’étais tombée. Au pied d’un arbre las qui pointait vers le nord, quoi d’autre ?
Je commence à connaître les anomalies vides. Cette fois-ci, peu de temps après l’aube, Randonaléatoire me conseille de gagner la rue du Fief, de nouveau dans une artère qui n’existe pas encore. Autre quartier fantôme inversé. Je m’approche des assises de métal monumentales d’un pylône, m’immobilise, mon vélo entre les jambes.
« Votre destination se trouve sur la droite ».
Au nord, évidemment.
Les herbes drues me montent presque jusqu’aux hanches, absorbent les roues de la bicyclette. Partout, dans les fourrés, des frémissements. Mes pneus arrachent un peu de rosée matinale. Avec de la boue et du marécage.
Par-delà les armatures d’acier, des allées de gravier en construction s’étendent, protégées de copeaux de bois. Des rues à venir, pour la plupart parallèles à la piste cyclable que je finirai sans doute par rejoindre en quadrillant le quartier anticipé.
Je recommence à pédaler avec la vague appréhension de faire une crevaison.
Dans les artères futures, si vides à cet instant précis, on a déjà installé des bornes-fontaines, rouges, insolentes, qui devancent les maisons fantômes. Prêtes à éteindre des incendies invisibles.
L’aube s’ouvre au-dessus du quartier en suspens, ombragé par les branches arquées.
J’entends les froissements d’insectes aux longues pattes. Davantage au Nord, le Rapide-Blanc, puis les Oblates. La canopée compacte. Le point sur la piste cyclable et ses fraises sures. La forêt au bois mort, l’autoroute 40, le boulevard Industriel et ses camions à benne. Et, un peu plus vers le centre-ville de Trois-Rivières, la pancarte d’Hydro-Québec à jamais illisible.
Je rentre chez moi.
*Note de l'autrice: Merci à Frédérick qui m’a accompagnée dans ces randonnées aléatoires complices – générées par l’application Randonautica – et pour quelques-unes des photographies.